Depuis quelques années, un phénomène interpelle les observateurs du football africain : la « Ligi Kuu Bara » attire de plus en plus de joueurs sénégalais, souvent jeunes et encore en phase de développement. Si certains y voient un choix secondaire ou transitoire, la réalité est tout autre.
Par la rédaction
Le championnat tanzanien s’affirme comme une destination sérieuse et compétitive, offrant visibilité, stabilité salariale, infrastructures modernes et surtout un modèle économique solide, tout ce qui fait encore cruellement défaut au football local sénégalais. Un jeune joueur sénégalais, formé dans une équipe réputée, fait ses preuves en Ligue Pro, puis s’envole pour… Dar es Salaam. Le scénario est devenu familier, la Tanzanie attire pendant que Ligue Pro sénégalaise, elle, se vide de ses talents les plus prometteurs comme son meilleur buteur, Papa Doudou, qui quitte la Linguère pour Azam FC.
Pendant que les regards sont tournés vers l’Europe ou le Golfe, une autre réalité s’impose : de plus en plus de joueurs locaux sénégalais choisissent la Premier League tanzanienne comme tremplin ou refuge. Du talentueux technicien Youssou Dabo il y a quelques années au meilleur buteur du championnat 2024-2025, Papa Doudou (de la Linguère à Azam FC), la ruée des jeunes sénégalais vers la tanzanie met en évidence une réalité évidente des limites du football local sénégalais. Ce n’est ni un accident ni une tendance folklorique, mais le reflet d’un déséquilibre structurel, d’un malaise économique et d’un retard stratégique profond dans notre gestion du football local.
Une réalité qui dérange
Comment expliquer qu’un pays comme le Sénégal, champion d’Afrique dans toutes les catégories confondues, vitrine du football africain, exportateur de talents vers les plus grands clubs du monde, ne parvienne toujours pas à retenir ses jeunes joueurs dans son propre championnat ?
La réponse est crue : notre football local n’offre ni conditions de vie dignes, ni perspectives professionnelles solides. Les clubs végètent dans des difficultés chroniques. Les joueurs, souvent payés en retard, quand ils sont payés, enchaînent les saisons dans l’anonymat, sans assurance, sans carrière construite, sans projet autour d’eux. Le football local sénégalais ne nourrit pas ses acteurs. Il les use.
Pendant ce temps, en Tanzanie, des clubs comme Yanga SC, Simba ou Azam déroulent une stratégie claire : salaires décents, stades remplis, droits TV sécurisés, contrats sponsorisés, image soignée. Là-bas, le joueur est respecté. Mieux : il est valorisé. Ils ne forment pas plus, mais ils gèrent mieux.
Le cœur du problème, c’est l’économie
Le vrai écart entre le Sénégal et la Tanzanie n’est pas sportif. Il est économique. Il est organisationnel. Il est structurel. Tant que la Ligue Pro sénégalaise ne fonctionnera pas comme une entreprise, tant qu’elle dépendra des subventions publiques, tant qu’elle ne générera ni droit TV ni ressources propres, elle restera une ligue d’attente. Une antichambre, une passerelle vers d’autres horizons.
La Ligi Kuu Bara, dominée par des clubs comme Young Africans SC (Yanga), Simba SC ou Azam FC, affiche depuis quelques années une croissance financière impressionnante :
• Contrats TV estimés à plusieurs millions de dollars, notamment grâce à Azam TV, qui diffuse la quasi-totalité des matchs avec une qualité de production professionnelle.
• Sponsoring privé massif, incluant des partenariats avec des géants de la télécommunication et de l’agroalimentaire.
• Affluence dans les stades en constante hausse, avec des clubs capables de réunir entre 20,000 et 50,000 spectateurs.
• Salaires compétitifs : certains joueurs gagnent entre 5,000 et 10,000 dollars par mois, un niveau de rémunération rarement accessible dans la Ligue Pro sénégalaise.
• Présence sur les réseaux sociaux et couverture médiatique régionale, offrant aux joueurs une visibilité continentale.
Un écosystème sénégalais encore sous-développé
Face à cette dynamique, le football sénégalais peine à structurer son propre écosystème. Pourtant, le pays regorge de talents bruts, avec une filière de formation enviée à l’échelle africaine. Mais une série de handicaps freinent l’attractivité du championnat local :
• Absence de droits TV structurés : les matchs ne sont ni médiatisés ni valorisés à leur juste valeur.
• Infrastructures sportives vétustes ou inadaptées : beaucoup de clubs évoluent sur des terrains sans normes professionnelles.
• Salaires très bas : un joueur de Ligue Pro gagne souvent moins de 100,000 FCFA (153 €) par mois.
• Faible sponsoring et dépendance à l’aide publique : les clubs peinent à mobiliser des fonds privés ou à développer des activités annexes.
• Manque de stratégie de marketing et de narration autour du produit “Ligue Pro”, ce qui rend la compétition peu attrayante pour les investisseurs.
Pourquoi les joueurs sénégalais partent en Tanzanie ?
Le choix de la Tanzanie est avant tout rationnel et stratégique pour de nombreux joueurs locaux sénégalais. Voici les principales motivations :
• La sécurité financière : dans un contexte où beaucoup de joueurs sénégalais cumulent des retards de salaire ou doivent se contenter d’aides ponctuelles, la Tanzanie leur garantit un contrat clair, des primes et des conditions de vie décentes.
• La visibilité : avec des matchs diffusés à l’échelle de l’Afrique de l’Est et centrale, certains joueurs espèrent rebondir vers des clubs sud-africains, arabes ou européens, en passant par la Tanzanie.
• Le respect du métier : en Tanzanie, le joueur professionnel est considéré comme un acteur économique à part entière, avec un encadrement juridique, médical, et médiatique plus sérieux qu’au Sénégal.
Ce que le Sénégal peut apprendre de la Tanzanie
Le paradoxe est frappant : le Sénégal est champion d’Afrique dans toutes les catégories, régulièrement qualifié en Coupe du Monde, et exporte l’un des plus gros contingents de talents en Europe… mais son championnat local reste économiquement sous-développé. Pour inverser la tendance, les dirigeants sénégalais devraient s’inspirer du modèle tanzanien sur plusieurs plans :
• Créer un produit « Ligue Pro » cohérent et attractif, avec un calendrier lisible, une charte graphique unifiée, et une stratégie de diffusion télévisuelle.
• Structurer un contrat de droits TV avec un partenaire local ou régional, même à petite échelle, pour initier une monétisation du contenu.
• Mettre en place une ligue réellement indépendante, capable de négocier, investir et recruter des profils managériaux compétents pour diriger la transformation.
• Développer des projets pilotes avec des clubs moteurs, comme Génération Foot ou Diambars, pour créer des clubs vitrines capables d’attirer du public et du sponsoring.
• Former les dirigeants de clubs au management sportif, à la recherche de partenariats, à la gestion financière et à la construction de projets à long terme.
Une fuite silencieuse, mais révélatrice
La migration de joueurs sénégalais vers le championnat tanzanien n’est pas une anomalie. C’est le symptôme d’un système local défaillant, incapable pour l’instant d’offrir un cadre professionnel durable à ses propres talents. Si le Sénégal veut bâtir un football local fort, il devra sortir des logiques de gestion administrative et passer à une logique d’investissement, de vision et de transformation économique.
Le potentiel est là, les joueurs aussi. Ce qui manque, c’est le courage de faire du football un secteur structurant, capable de générer de la valeur, de l’emploi et de la fierté nationale. Tant que cela ne sera pas une priorité stratégique, la Tanzanie, ou d’autres, continuera d’accueillir nos meilleurs éléments, pendant que notre championnat local végète dans l’ombre.
Notre football est riche en talents, mais pauvre en modèle économique. Et ce n’est pas une fatalité. C’est une absence de vision. Une absence de projet commun entre la FSF, la Ligue, les clubs et les partenaires privés.
Il est temps de changer de paradigme
La Tanzanie n’est pas un mirage, mais un miroir. Et ce qu’il nous renvoie, c’est l’image d’un Sénégal qui se repose sur ses lauriers continentaux, pendant que d’autres bâtissent discrètement un football solide, bankable, ambitieux. Nous avons ce que beaucoup n’ont pas : la matière première, les jeunes, les académies, la ferveur populaire. Ce qu’il nous manque, c’est une stratégie nationale pour faire du football un secteur économique, un levier de développement local, un moteur d’emploi, une vitrine de l’excellence. Il ne s’agit pas seulement de produire des talents pour les vendre. Il s’agit de créer un écosystème capable de les retenir, de les faire grandir ici, dans nos clubs, sur nos pelouses, avec notre public.
Ce n’est pas qu’un choix sportif, c’est un choix de société.
Si nous voulons que nos joueurs restent, il faut leur donner une raison de rester. Si nous voulons que notre Ligue Pro soit respectée, il faut commencer par la professionnaliser. Si nous voulons que notre football local génère des revenus, il faut arrêter de le gérer comme une fédération annexe, et le penser comme une industrie à part entière.
Le football sénégalais n’a pas besoin de discours, mais a plutôt besoin de décisions, d’investissements, d’une gouvernance moderne, d’un projet cohérent entre les clubs, la Ligue et la FSF. D’une volonté collective de mettre l’intérêt général au-dessus des rivalités personnelles. Tant que cela ne sera pas une priorité, la Tanzanie, ou tout autre championnat structuré, continuera d’aspirer nos meilleurs éléments. Et ce ne sera pas leur faute, ce sera la nôtre.